Extrait :
Les dix mille choses
Ces trois mois en solo sur le Pacific Crest Trail avaient eu de nombreux points de départ. Il y avait d'abord eu la première fois où je m'étais dit, sans vraiment réfléchir, que je pourrais le faire ; puis la décision plus sérieuse de réellement me lancer ; puis une troisième étape, beaucoup plus longue, où j'avais consacré des semaines à acheter du matériel, remplir mon sac, me préparer. Puis le moment où j'avais démissionné de mon boulot de serveuse, concrétisé mon divorce et vendu presque tout ce que je possédais, avant de dire au revoir à mes amis et d'aller me recueillir une dernière fois sur la tombe de ma mère. Puis le long trajet en voiture depuis Minneapolis jusqu'à Portland, dans l'Oregon, et quelques jours plus tard le vol pour Los Angeles, d'où je m'étais rendue en stop jusqu'à la ville de Mojave, et, de là, jusqu'au croisement entre le PCT et la route nationale.
Ensuite, il y avait eu les premiers pas sur le chemin, très vite suivis de la prise de conscience déprimante de ce que cette randonnée signifiait vraiment, et de la décision de tout arrêter, parce que c'était absurde, inutile et ridiculement difficile, bien plus que je ne l'avais imaginé, et parce qu'au fond je n'étais absolument pas préparée.
Enfin, il y avait eu la vraie vie au jour le jour sur le PCT.
La volonté de rester et de continuer envers et contre tout. Malgré les ours, lès serpents à sonnette et la peur des pumas que je n'apercevrais jamais ; malgré les ampoules, les croûtes, les égratignures et les lacérations. Malgré l'épuisement, la privation, le froid, la chaleur, la monotonie, la douleur, la soif, la faim, la gloire et les fantômes qui me poursuivaient tout au long de ces mille sept cent soixante-dix kilomètres depuis le désert des Mojaves jusqu'à l'État de Washington.
Et puis, une fois que j'aurais terminé, que j'aurais parcouru tous ces kilomètres pendant des jours et des jours, viendrait la révélation : le véritable point de départ n'était pas celui que je croyais. Ma randonnée sur le Pacific Crest Trail n'avait pas commencé lorsque cette idée m'avait traversé l'esprit, mais bien avant que je puisse l'imaginer. Très exactement quatre ans, sept mois et trois jours avant, dans une petite chambre de la clinique Mayo à Rochester, dans le Minnesota ; le jour où j'avais appris que ma mère allait mourir.
J'étais habillée en vert. Pantalon vert, chemise verte, noeud vert dans les cheveux. C'était elle qui m'avait cousu ces vêtements - comme elle le faisait depuis ma plus tendre enfance. Parfois, le résultat était à la hauteur de mes rêves ; parfois non. Je n'étais pas particulièrement emballée par cet ensemble vert, mais je le portais quand même comme une sorte de punition, d'offrande, de talisman.
Ce jour-là, tandis que j'accompagnais ma mère et Eddie, mon beau-père, d'étage en étage dans la clinique pour qu'on la soumette à une batterie d'examens, je ressassais une prière dans mon esprit - bien que «prière» ne soit pas vraiment le mot adapté pour cette incantation. Je ne me mettais pas à genoux devant Dieu. Je ne croyais pas en Dieu. Ma prière ne disait pas : «S'il vous plaît, Seigneur, ayez pitié de nous.»
Biographie de l'auteur :
Née en 1968, Cheryl Strayed a déjà publié un roman, Torch (2006) et signe des essais dans de nombreux journaux ( New York Times Magazine, Washington Post Magazine, Allure, Self, Missouri Review, Brain, Child, Rumpus, Sun). Ses livres ont été traduits en quarante langues. Wild, le roman autobiographique de ses errances avec un sac-à-dos dans l'Ouest sauvage américain, a été adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée avec l'actrice Reese Witherspoon. Cheryl Strayed vit aujourd'hui à Portland, dans l'Oregon, avec son mari et leurs deux enfants.
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